Depuis sa fondation en 1946, la FNSEA s’est construite comme la colonne vertébrale du pouvoir agricole en France. Née dans le sillage de l’épuration du syndicalisme pétainiste, elle a su capter, structurer et verrouiller l’ensemble des institutions agricoles françaises, des chambres d’agriculture jusqu’aux relais locaux de la Politique agricole commune (PAC). À l’origine, elle se voulait représentative de tous les exploitants. Mais très vite, elle est devenue le porte-voix quasi-exclusif des intérêts de l’agriculture intensive et de la grande exploitation.
Sa puissance tient moins à son nombre d’adhérents qu’à son enracinement institutionnel. Elle contrôle l’écrasante majorité des chambres d’agriculture, y compris dans des territoires où les pratiques paysannes ou écologiques sont majoritaires. À travers ce réseau, la FNSEA agit comme une courroie de transmission entre les exigences des marchés agricoles mondialisés, les politiques publiques et les outils techniques et économiques mis à disposition des exploitants. Mais derrière l’image du syndicat agricole, elle fonctionne comme un lobby structuré, idéologique, et corporatiste, dont les lignes de défense sont celles de l’agrochimie, du productivisme et de la dérégulation environnementale.
La FNSEA concentre de multiples conflits d’intérêts dans ses rangs, puisque nombre de ses cadres (notamment les présidents de chambres d’agriculture) cumulent également des fonctions clés dans des coopératives agroalimentaires, des sociétés d’irrigation, des syndicats d’eau, des instances locales de gestion foncière, quand ils ne sont pas maire ou membres de conseils municipaux, de communautés de communes et d'inter communalités, et/ou siègent encore au sein de conseils d’administration de banques comme le Crédit Agricole, brouillant ainsi la frontière entre représentation syndicale, intérêts industriels et gestion publique.
Le pouvoir de la FNSEA se traduit dans un discours soigneusement entretenu sur la “modernité” agricole, toujours synonyme de machines plus puissantes, de substances chimiques plus performantes, d’exploitation accrue des sols, des bêtes, et des humains. Loin d’être un simple soutien aux agriculteurs, la FNSEA agit comme un verrou contre la transition écologique, en contestant systématiquement les restrictions sur les pesticides (glyphosate, néonicotinoïdes, etc.), les propositions de réforme de la PAC vers une orientation plus sociale ou environnementale, la réglementation sur l’eau, les nitrates, les ZNT (zones de non traitement), et plus largement, toute tentative de transformation de l’agriculture hors du modèle de l’agro-industrie.
Son influence dépasse les frontières nationales. Membre actif du COPA-COGECA, elle contribue à orienter les positions du plus grand lobby agricole européen, en étroite collaboration avec les industriels des intrants chimiques, des coopératives agroalimentaires et des semenciers. Ce sont les intérêts de Bayer, BASF, Syngenta et Corteva qu’on retrouve dans les argumentaires de la FNSEA : discours sur la "sécurité alimentaire", appel au "pragmatisme", refus du "dogmatisme écologique", instrumentalisation de la guerre en Ukraine pour justifier la régression environnementale.
Sous prétexte de défendre les agriculteurs, elle occulte les causes profondes de la détresse paysanne : endettement, dépendance aux intrants, technique et financière, concentration foncière, effondrement de la biodiversité, maladies. Elle alimente l’idée que le progrès passe nécessairement par la chimie, la productivité et l’obéissance aux marchés.
La FNSEA est à comprendre non pas comme une organisation syndicale classique, mais comme un pouvoir opaque, disposant d’un accès direct aux ministères, influençant les arbitrages gouvernementaux, imposant sa lecture de la “réalité agricole” à travers les médias et l’appareil d’État. Elle parle au nom des agriculteurs, mais défend l’agro-industrie. Elle revendique la terre, mais oublie les vivants qui la cultivent autrement.