
FRANCE PUISSANCE AGRICOLE
L’agriculture française occupe une place centrale dans l’économie nationale. Première puissance agricole de l’Union européenne, la France produit à elle seule plus de 18 % de la richesse agricole européenne, loin devant ses voisins. Elle est aussi l’un des tout premiers exportateurs mondiaux de produits agricoles, avec des postes clés comme les céréales, les produits laitiers et surtout le vin, dont les exportations pèsent lourd dans la balance commerciale. A cela s'ajoute le luxe, dont les alcools distillés, parfums, cosmétiques. La France est donc très largement prescriptrice en Europe, non seulement de manière générale, a fortiori sur l'agriculture, elle ne subit pas, comme on l'entend souvent, la politique européenne, : elle fait la politique européenne.
Ce secteur contribue largement aux excédents extérieurs du pays, ce qui le rend stratégiquement incontournable aux yeux des décideurs politiques. Cette importance économique se traduit aussi par une influence politique considérable, exercée non seulement par les agriculteurs, mais surtout par les puissants acteurs industriels qui dominent la chaîne agroalimentaire française.
Le groupe Avril (ex-Sofiprotéol), tentaculaire, incarne ce modèle : à la fois acteur de la chimie (oléagineux, biocarburants), investisseur, et bras financier armé du monde agricole. D’autres grands noms comme Tereos (sucre), InVivo (leader coopératif multisecteur), ou Limagrain (semences) pèsent à l’échelle mondiale tout en restant ancrés dans une logique nationale.
Egalement Bigard, Fleury Michon, Cooperl, Labeyrie, Sodiaal, Eurial… des acteurs dominants dans la viande, les produits laitiers ou les plats préparés. À cela s’ajoutent les géants français de l’agroalimentaire, dont Lactalis (premier groupe laitier mondial) et Danone (leader dans les produits laitiers, les eaux et la nutrition spécialisée), Bel, Savencia, Bonduelle, qui jouent un rôle fondamental dans l’organisation du marché. À l’aval de la chaîne, la grande distribution concentre elle aussi une puissance sans équivalent : Leclerc, Carrefour, Intermarché ou Système U dictent leurs conditions aux producteurs et organisent la majorité des débouchés alimentaires. LVMH n'est pas en reste : vins et spiritueux, mais aussi l'industrie du luxe comme les vêtements, les parfums, et les vêtements reposent majoritairement sur des productions agricoles.
Ils fixent les prix, structurent les filières, imposent leurs cahiers des charges et captent une part majeure de la valeur ajoutée. Leur poids permet d’orienter les choix agricoles en amont, en fonction des exigences industrielles, bien plus qu’en fonction de l’intérêt des producteurs ou de la société.


Ce modèle très concentré, où quelques groupes structurent à la fois la production, la transformation et la vente, est spécifique à la France. Dans d’autres pays européens, l’agriculture repose sur des structures plus éclatées. En Allemagne ou aux Pays-Bas, les exploitations sont souvent de taille moyenne, organisées en coopératives plus horizontales, avec un rapport de force plus équilibré face aux industriels. En Italie, les labels de qualité, les productions régionales et la diversité des circuits de distribution ont permis le maintien d’un tissu agricole plus diversifié. Les coopératives agricoles françaises, quant à elles, sont devenues des mastodontes industriels, parmi les plus puissants du secteur au niveau mondial, qui s’apparentent davantage à des groupes privés qu’à des outils mutualistes au service des agriculteurs.
Ce pouvoir structurel s’accompagne d’un verrouillage politique. La FNSEA, syndicat agricole historiquement majoritaire, proche des ministères, conserve une influence écrasante dans l’élaboration des politiques agricoles et dans l’orientation des aides publiques. Elle contrôle l’essentiel des chambres d’agriculture et dispose d’un accès direct aux arbitrages gouvernementaux, verrouillant de fait toute tentative de transition vers des modèles agricoles alternatifs. Ce système entretient une forme de dépendance généralisée : les agriculteurs, sous pression économique, deviennent les rouages d’un modèle qu’ils ne maîtrisent plus.
Et c’est précisément ce qui rend le changement si difficile. Ce verrouillage ne repose pas seulement sur des intérêts économiques, mais aussi sur un manque criant d'information, de transparence et de débat public. Alors même que les données s’accumulent sur une véritable catastrophe sanitaire en cours, l’opinion reste largement tenue à l’écart, et les responsables protégés. Cette opacité n’est pas accidentelle : elle participe d’un système où la connaissance est filtrée, où les alertes sont disqualifiées, et où l’intérêt des populations passe après celui des filières.
Dans ce contexte, la place de l’agrochimie est centrale. Le recours massif aux intrants chimiques est à la fois une condition de productivité imposée par les exigences de la transformation et de la distribution, et un marché structurant pour les entreprises qui les produisent. La France est l’un des plus gros consommateurs de pesticides en Europe. Toute volonté de réduire leur usage se heurte non seulement aux intérêts industriels, mais aussi à une architecture institutionnelle construite pour les préserver.
Ce modèle agro-industriel français ne se contente pas d’influencer les politiques agricoles. Il façonne le débat public, contrôle les récits sur l’agriculture, instrumentalise l’attachement culturel à la "terre", et impose une vision du progrès technique qui exclut d’emblée les alternatives. Là où d’autres pays ont amorcé des transitions vers des systèmes agroécologiques, la France reste paralysée par un système trop concentré, trop politisé, trop intégré à ses élites économiques et administratives.
Il ne s’agit pas ici de critiquer la puissance agricole en soi, ni de nier l’importance de ce secteur. Mais de constater que cette puissance, dans le cas français, s’est transformée en pouvoir de blocage, au détriment de l’intérêt général, de la santé publique, de la biodiversité, du climat et même des agriculteurs eux-mêmes. En France plus qu’ailleurs, toute réforme profonde de l’agriculture implique de faire face à un système qui détient les leviers économiques, institutionnels et symboliques.

